De l’occupation à la libération, la seconde guerre mondiale vue par le prisme de la centrale thermique de Saint-Denis - Archives
De l’occupation à la libération, la seconde guerre mondiale vue par le prisme de la centrale thermique de Saint-Denis
Etudier la centrale thermique de Saint-Denis, située dans une commune de la banlieue nord de Paris connue pour être un vivier ouvrier, répond à une démarche micro-économique, en vue d’appréhender les adaptations d’une unité productrice d’énergie dont dépend la région parisienne, et à une démarche macro-économique qui prend en compte le réseau national. Il s’agit de déterminer le poids de l’occupant dans la gestion de l’entreprise, puis la manière dont la direction de l’entreprise s’est adaptée au changement économique et politique. Il faut analyser le rôle particulier que revêt le produit spécifique qu’est l’électricité. Contrairement à l’armement, à la métallurgie ou à l’aéronautique, c’est un produit qui sert à l’ensemble de l’industrie française et par conséquent à l’occupant. Il entre dans une catégorie bien particulière, car il n’est pas soumis à un contrôle direct de la part des Allemands. Nous pourrions apparenter l’électricité à une source vitale car sans elle, l’industrie de fonctionnerait pas, de même que les services publics, ainsi que les transports ou les télécommunications. L’examen de ce milieu singulier et très fermé, car détenu par quelques grands groupes comme Mercier, Durand ou Empain, nous éclaire, d’une part, sur les conditions dans lesquelles les entreprises ont traversé ce conflit et, d’autre part, sur l’état de leurs capacités de production après la défaite de l’armée française.
Plan des deux usines de Saint-Denis I et II
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de présenter la Société d’électricité de Paris (SEP). Elle fut fondée le 27 juin 1903, sous la forme anonyme avec un capital de cinq millions de francs (deux milliards de nos euros actuels), à l’instigation du groupe belge Empain, l’un des deux plus grands producteurs d’électricité avec Mercier, afin d’exploiter, en région parisienne les centrales de Saint-Denis I et II. Avant même que cette société ne fut constituée, le groupe Empain avait rassemblé une clientèle de tout premier ordre. Implanté dans la région parisienne depuis 1896, ce groupe avait d’abord pris des participations dans les sociétés des tramways puis s’allia à la maison Bénard & Jarislowski pour prendre un intérêt déterminant dans le métro de Paris et exercer son influence sur la Continentale Edison (devenue Général Electric dès 1891). Le cumul de participations et de lobbying fut décisif car c’est parmi elles que la SEP recruta ses premiers clients. Le dessein immédiat de la SEP était d’alimenter le réseau des Tramways électriques Nord-Parisiens et surtout de pourvoir aux besoins d’énergie de la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris pour l’exploitation de toutes ses nouvelles lignes. Afin de satisfaire ce contrat, la société a créé en 1924 une filiale de production, l’Électricité de la Seine, dont la centrale d’Ivry, mise en service en 1927, concours avec celle de Saint-Denis, à l’alimentation des lignes du Métropolitain pour suppléer la fermeture de l’ancienne usine du quai de la Rappée. L’édification de cette seconde usine entreprise par la SEP au sud de Paris ne se fit pas seule, l’appui des multiples ramifications du groupe Empain entra en jeu (participation de la Société d’électricité et du gaz du Nord de la Société parisienne pour l’industrie des chemins de fer et tramways électriques et enfin de la Compagnie électrorail), c’est dire au vu de ses nombreuses entreprises l’activité tentaculaire du holding Empain.
Au 1er janvier 1906, la centrale de Saint-Denis est prête à produire ses premiers kilowatts
L’importance hautement stratégique que revêt la SEP au sein du groupe résulte du choix d’implantation d’une centrale thermique dans une ville où l’activité industrielle a marqué le paysage. En effet, à la veille de la bataille de France, Saint-Denis compte 78 000 habitants, c’est la commune rassemblant le plus grand nombre d’ouvriers : ses 533 établissements emploient 27 500 salariés soit un tiers de la population de la ville. Les industries lourdes, polluantes, consommatrices d’espace, dominent son activité. Les moyens de transport favorisent le site, une plaine traversée par divers axes de communication et donc bien reliée aux régions charbonnières du Nord (la Seine permet l’approvisionnement en eau, l’arrivée des matières premières mais aussi le débouché vers la mer ; la grande route du Nord favorise les échanges de produits mais également de main-d’œuvre ; la canal de Saint-Denis liant le canal Saint-Martin à la Seine, les voies ferrées et surtout la gare de marchandise de la Plaine née en 1876 complètent ce réseau). L’accumulation de ces facteurs ont grandement contribué à faire de la dernière demeure des reines et rois de France une zone d’implantation idéale pour la SEP. Afin de répondre sans délai à une croissance exponentielle de la consommation domestique et industrielle, il fut décidé d’acquérir un terrain d’environ 6 hectares pour contenir les deux centrales de Saint-Denis I et nouvellement Saint-Denis II, de 150 000 kW, prévue pour 400 000.
Les premiers groupes turbo-alternateurs installés dans la salle des machines (années 1930)
En s’implantant en ce lieu, la SEP cherchait tout d’abord à ceinturer la capitale tout comme ses concurrents, mais aussi à se rapprocher d’eux par le développement d’un service interconnecté régional, puis national qui avait l’avantage d’assurer une plus grande sécurité quant aux échanges électriques parisiens. En effet, dès 1935, le réseau d’interconnexion 60 kV et 220 kV permettait d’atteindre et de transporter l’énergie hydraulique provenant entre autre du cœur de la France, autrement dit du Massif Central. Se dessine alors la toile de l’interconnexion sur toute la région parisienne dans le but de desservir tous les lieux de consommation, allant chercher l’énergie jusqu’au fil de l’eau. La conception d’un réseau régional, puis national interconnecté permit de réduire la dépendance charbonnière en assurant la jonction de la France thermique du Nord à la France hydro-électrique du Sud. Tous ces investissements engagés par la SEP dans un réseau répondait aux vœux de notre État jacobin sur le long terme : utiliser les ressources hydrauliques présentes sur le territoire et restreindre l’assujettissement charbonnier envers les voisins européens.
A l’approche de la guerre, les dirigeants de la SEP ont placé au premier plan de leurs préoccupations la modernisation de leur parc thermique. Cependant, nonobstant la hausse de la production électrique signifiant la bonne marche de la centrale, la SEP accusait une baisse significative de ses profits :
Source :
Relevé des bilans financiers des assemblées générales de la SEP (EDF archives, boîte 757069).
Source :
PV des assemblées générales de la SEP, séance du 28 novembre 1939 (EDF archives, boîte 757069).
En septembre 1938, les ventes d’énergie ont été les suivantes par rapport à septembre 1937 (qui avait bénéficié de "l’effet" Exposition internationale) :
- A Nord-Lumière : + 8%,
- A la Compagnie parisienne de distribution d’électricité (CPDE) : + 5,8%,
- A la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris (Saint-Denis et Ivry) : + 8,7%,
- A la Société des transports en commun de la région parisienne (STCRP) : + 0,4%,
- Moyenne d’ensemble : + 0,9 % (PV du CA de la SEP, EDF archives, boîte 757071).
Cette baisse des profits peut être expliquée par les évènements antérieurs de 1936 et 1937. Les tarifs de l’électricité n’augmentèrent pas cependant que les décisions du Front Populaire (augmentation de salaires, loi de 40 heures, congés payés) se traduisirent en 1936 par un bond en avant des coûts. L’année 1937 vit une nouvelle aggravation : le décret-loi du 8 juillet 1937 instaura une taxe de 8% sur les bénéfices réalisés par les entreprises concessionnaires à la suite des marchés passés par elles avec les collectivités. La SEP continua son programme de modernisation dont la mise en route fut décidée à l’hiver 1938, et qui consistait en l’installation d’un quatrième groupe turbo-alternateur représentant une tranche de puissance d’environ 50 000 kW pour la centrale de Saint-Denis haute pression (PV du CA de la SEP, séance du 25 novembre 1938, EDF archives, boîte 757071). Mais l’imminence du conflit vint rapidement contrarier les plans de modernisation.
Intrusion de l’occupant dans l’appareil productif
Dans la crainte d'éventuels sabotages, la direction se montrait plus vigilante que jamais quant à l'accès dans la centrale
La défaite de l’armée française en mai 1940 sonnait l’heure où l’administration et la production françaises devaient marcher au pas de l’oie. Pour la centrale, toute son activité devait désormais servir aux autorités allemandes dans le cadre de sa victoire militaire et de ses nouveaux besoins énergétiques en vue d'alimenter le Lebensraum en construction, « l’espace vitale » nazi.
Ce nouvel arrivant demandait à chaque usine électrique un effort accru dans sa production dans le but de poursuivre son effort de guerre, ce qui engendra un bouleversement dans l’organisation industrielle de la centrale. L’occupation entrainant son lot de pénuries, en particulier des problèmes d’approvisionnement en combustibles, et donc un nouveau rapport entre les différentes sources d’énergies, hydraulique et thermique.
A leur arrivée, les Allemands trouvent une économie déjà largement tournée vers l’effort de guerre. Confirmant leur zélé tropisme pour l’administration et la bureaucratie, ils se chargent d’organiser le système de production de façon à en être les uniques bénéficiaires : l’industrie française tourne désormais pour les besoins de l’Allemagne. Ces derniers exigèrent dès le début de l’Occupation de ne faire fonctionner dans les centrales que les machines nécessitant le moins de vapeur et par voie de conséquence la plus faible consommation en charbon. C’est pourquoi le 12 juin 1940, l’usine de Saint-Denis haute pression a été arrêtée sur ordre de l’autorité militaire et les machines ont été mises hors d’état de fonctionner par démontage des régulateurs des turbines tandis que l’usine de Saint-Denis basse pression a fonctionné du 10 au 26 juin et a fourni durant ce temps près de 3 200 000 kWh. Afin d’éviter tous sabotages ou arrêts intempestifs de la production et de la distribution d’électricité, depuis le 5 mai, un détachement de quinze soldats allemands sous la conduite d’un lieutenant appartenant à une unité du type « électriciens de campagne » vint chaque jour à la centrale HP (Saint-Denis II) de 8h à 14h. Nous savons par ailleurs qu’ils doublaient les agents de conduite aux principaux postes : chaufferie, salles des machines, pompes… Un détachement analogue occupait de la même façon la centrale Arrighi et les deux escouades devaient permuter ultérieurement (PV du CA de la SEP, séance du 16 mai 1941, EDF archives, boîte 757071). Par conséquent, la centrale thermique était considérée comme prioritaire et cela lui assurait sa desserte en charbon. Nous pouvons en déduire qu’elle fut nommée « entreprise d’approvisionnement » (la gestion directe par l’occupant des usines électriques stratégiques fut aussi plus étroite à compter du printemps 1941).
La surveillance de l’occupant se faisait par son implantation direct sur le site. Comme nous l’avons vu précédemment, les soldats allemands effectuaient des rondes auprès des salles des machines et des transformateurs pour assurer une alimentation maximale d’électricité à la ville de Paris, zone stratégique du haut commandement allemand. La protection de la centrale relève alors d’une décision tactique, l’électricité fournie en masse permet d’alimenter les industries et particulièrement celles liées à l’armement, essentielles en période de guerre. Au mois d’août 1941, les autorités allemandes se réservaient la disposition d’un local se situant à côté du poste de gardiennage et faisait office de salle de repos pour les gardiens. Il était placé à l’entrée de la centrale, rue Ampère. Après avoir été transformé en poste de garde et meublé en conséquence, il logea la troupe de manière intermittente. Eu égard à l’importance du site (6 hectares), ils occupèrent également le pavillon des ingénieurs se trouvant au carrefour Pleyel, qui fut réquisitionné le 1er novembre 1943. Un certificat de la ville de Paris apporte des précisions : il les présente comme des aérostiers. Dans le PV du CA de la SEP datée du 4 novembre 1943 (EDF archives, boîte 757071) est indiqué que la direction devança les desiderata de l’occupant en mettant à la disposition des troupes allemandes de l’éclairage électrique et de l’eau courante à l’exclusion de toute installation de gaz, ainsi qu’un terrain de 3 000 m² situé au 92, boulevard d’Ornano pour y disposer d’un baraquement de surveillance. Malgré toutes les précautions et mesures prises en matière de sécurité, les actions contre les centrales (résistances passives et/ou actives), les transformateurs et les lignes électriques, ont redoublé en particulier dès 1944. L’interconnexion avec le Massif Central était constamment interrompue, à cela s’ajoutait la destruction partielle des postes de Chevilly et de Chaingy (Loiret), donnant lieu à des détournements d’alimentation d’énergie en direction de l’Ouest au profit de la région parisienne. Sans oublier qu’au mois d’août 1944, l’ensemble du super réseau à 220 000 et 150 000 V avait été paralysé par des destructions qu’il est impossible de chiffrer en termes de capacité de transport.
Cette intrusion inopportune de départ ne perturbait en rien le fonctionnement quotidien de la centrale puisque les soldats allemands choisis avaient été recrutés parmi les hommes âgés, les « territoriaux ». D’après le témoignage d’Yves Abel (ancien comptable de la centrale), « ils se montraient très discrets. En cas d’alerte, ils couraient les premiers aux abris ».
Les seuls dysfonctionnements que nous pouvons signaler sont de deux ordres. Le premier est l’embrigadement dans les équipes de sécurité d’une partie du personnel, qui s’exposait à un danger de mort. Le second écart correspond aux périodes d’alerte où le personnel n’était plus à son poste de travail car parti se réfugier dans les abris, ce qui aboutissait à de nombreuses coupures électriques. Le seul manque à gagner pour la SEP aurait pu être les réquisitions d’ordre immobilier : alors qu’à l’arrivée des soldats allemands, de nombreuses entreprises dyonisiennes, comme celles travaillant pour la défense nationale, subirent des saisies et pillages, ce ne fut pas son cas. Nous sommes de fait tentés de nous demander si d’une certaine manière, la centrale ne fut pas épargnée, justement dans un but pratique et fonctionnel, car forte de sa puissance électrique, elle devait soutenir l’effort de guerre allemand en approvisionnant les industries choisies pour des raisons stratégiques.
Les problèmes d'approvisionnement en combustibles 1940-1944
Source :
PV mensuels de CA de la SEP (EDF archives boîte 757071).
Source :
Rapports annuels des AG de la SEP (EDF archives, boîte 757069).
La mauvaise qualité des charbons utilisés rendait les conditions d'exploitation souvent difficiles (ci-dessus le tablier transporteur de la chaufferie)
A la veille de l’Occupation, les stocks de charbon constitués par la SEP étaient plus que suffisants voire excellents avec un niveau de 60 000 tonnes qui équivalaient à trois mois de consommation d’hiver, de quoi laisser songeur certains gouvernements actuels… Encore peu soucieuses d’économies, les sociétés d’électricité brûlèrent sans ménagement spécial ce charbon de très bonne qualité. La défaite eut de graves conséquences, l’impossibilité d’importer comme avant-guerre, de 20 à 25% de la consommation française en charbon, l’annexion de la Moselle et la mainmise sur les charbonnages du Nord et du Pas-de-Calais (là même où Marcel Boiteux fut un temps envoyé dans le cadre du STO et dont il traite dans son livre autobiographique, Haute Tension), rendaient bien ardue l’alimentation en houille des centrales thermiques. La zone Nord subissait des difficultés de transport de deux ordres, les prélèvements d’une bonne partie des moyens de locomotion et le gel qui perturbaient l’acheminement du combustible auprès des centrales de la région parisienne. Tous les efforts avaient été faits pour combler cette pénurie, notamment par l’appoint de charbons belges (PV du CA de la SEP, séance du 9 février 1940, EDF archives, boîte 757071). La situation des stocks était des plus préoccupante puisque l’utilisation du réseau d’interconnexion afin de réaliser des économies de charbon ne se faisait plus normalement. Les lignes aériennes 220 000 V de l’Est et du Massif Central avaient subi quelques dommages. A ces difficultés s’ajoutèrent les priorités économiques allemandes qui consistaient à pousser plus en avant la production charbonnière et à ne pas gaspiller les ressources en précieux combustibles. Dès 1940, les Allemands demandaient que fussent utilisées les machines les plus performantes afin d’économiser le charbon.
La période d’Occupation amenait à reconsidérer les lieux d’approvisionnement mais surtout la qualité du produit. Les difficultés considérables d’approvisionnement liées à l’arrêt des importations de charbon n’avaient pas permis de constituer un stock minimum, nécessaire pour l’entrée dans l’hiver 1941. Au 5 décembre, le stock était de 10 362 tonnes. Afin de le reconstituer, il avait été décidé d’arrêter toute l’industrie du 20 décembre au 4 janvier, sauf l’industrie indispensable, notamment liée à l’alimentaire. Un apport exceptionnel fut obtenu par la direction de l’Électricité pour décembre et janvier (PV du CA de la SEP, séance du 12 décembre 1941, EDF archives, boîte 757071) en attendant les pluies providentielles provenant du Massif Central pour remplir les réservoirs. Cette sécheresse continue en devint paradoxale car habituellement l’électricité d’origine hydraulique alimentait les centrales thermiques, faisant de celles-ci des usines d’appoint. Mais devant cette situation critique, la région parisienne approvisionna en électricité thermique la zone Sud.
Contrairement à l’hiver 1941, en raison de la douceur saisonnière d’avril à juin 1942, les résultats se voulaient rassurants. Une amélioration très sensible se manifesta en ce qui concerne la production.
L’interconnexion jouait donc à nouveau dans le sens normal pour laquelle elle avait été prévue et la consommation de charbon s’était abaissée au cinquième de ce qu’elle était pendant les jours les plus critiques du mois de février, permettant la reconstitution du volant pour assurer la régularité de fourniture du courant. Au regard des rapports préfectoraux et des PV des CA de la SEP, sources historiques particulièrement riches, les stocks de charbon entre mars et juin avaient pu être reconstitués ; les parcs à charbon de la centrale à la contenance maximale de 30 000 tonnes étaient pleins. Les moments les plus pénibles à gérer pour la SEP furent l’état caniculaire de 1942 et l’hiver très rude de 1942-1943, périodes très opposées dans le temps, mais qui valut une politique énergétique et de production identique. Le mois de juin 1942 accusait une sécheresse persistante dans le Massif Central, diminuant irrémédiablement le transfert de courant d’origine hydraulique dont la centrale avait cruellement besoin pour reconstituer son stock en vue de préparer l’hiver. En effet, les réserves en combustible qui étaient de 43 733 tonnes au 1er juin, sont descendues progressivement jusqu’à 6 997 tonnes le 19 août (PV du CA de la SEP, séance du 25 septembre 1942, EDF archives, boîte 757071).
Les mois de décembre 1942 et janvier 1943 furent très difficiles à surmonter. En effet, l’hiver 1942-1943 avait été le plus froid connu depuis 1890-1891, ce qui augmenta les besoins en combustibles solides pour assurer le chauffage de la population afin qu’elle ne mourût point de froid. En conséquence, la centrale de Saint-Denis connut une marche très poussée par suite de la raréfaction des matières d’entretien et la fatigue du matériel soumis à un strict régime au cours de cet hiver demeuré dans les mémoires. Au 10 décembre, le stock était de 5 203 tonnes (PV du CA de la SEP, séance du 17 décembre 1942, EDF archives, boîte 757069). Fort heureusement, une poussée précoce de l’hydraulicité dès le 15 janvier permit de sauver la situation, permettant d’augmenter les stocks de charbon au sein du parc des centrales (29 854 tonnes à Saint-Denis au mois de février).
Fin 1943, l'activité de la centrale de Saint-Denis est marquée par le ralentissement de sa production provenant d’un manque de fournitures hydrauliques dont les lignes de transport sont l’objet d’attentats récurrents et de destructions causées par les attaques aériennes. Les faits de guerre paralysent le réseau d’interconnexion national. A cela s’ajoutent les bombardements de plus en plus fréquents des infrastructures minières qui empêchent les centrales thermiques d’être approvisionnées d’où les chutes vertigineuses des stocks qu’elles enregistrent notamment en juillet 1944, cantonnés à la portion congrue et notoirement insuffisants pour un fonctionnement journalier classique (2 204 tonnes en juillet 1944 pour Saint-Denis ; PV du CA de la SEP, séance du 12 juillet 1944, EDF archives, boîte 757071).
Dommages de guerre sur une centrale de région parisienne (1944)
Les difficultés de transport demeurent très sérieuses car au même moment, la « bataille du rail » battait son plein et les grandes lignes d’évacuation des mines du Nord étaient continuellement l’objet d’attentats nécessitant pour chacune deux à trois jours de réparation. En outre, la grève partielle du Nord en octobre 1943 fit tomber l’extraction journalière de 83 000 tonnes à 54 000 tonnes (PV du CA de la SEP, séance du 8 novembre 1943, EDF archives, boîte 757071), conduisant à une réduction d’activité pour les centrales thermiques. La centrale de Saint-Denis débuta l’année 1944 dans des conditionnements d’approvisionnement et d’entretien délétères. Le manque de combustibles et sa qualité des plus médiocres détérioraient de manière rampante les infrastructures, ce qui n’a pas empêché la direction de pousser la production au maximum. Des prélèvements importants furent réalisés à Saint-Ouen et à Ivry et des déroutements furent observés de Gennevilliers vers Saint-Denis (PV du CA de la SEP, séance du 23 mai 1944, EDF archives, boîte 757071). Avant l’aube de "l’anarchie électrique" de mai-juin 1944, la direction de l’Électricité avait décidé d’utiliser au maximum les réserves hydrauliques. Il en résulta des déversements massifs en pure perte afin d’éviter des rupture de barrages.
La situation en mai et juillet 1944 devint alarmante, la centrale avait devant elle moins de 5 464 tonnes de charbon en réserve et pour la région parisienne, 17 540 tonnes (PV du CA de la SEP, séance du 12 juillet 1944, EDF archives, boîte 757071). En réalité, ce n’était pas tant le charbon qui venait à manquer mais bien son acheminement devenu impossible. Les évacuations de mines étaient constamment coupées, la majeure partie des gares de triage avaient été bombardée, exception faite de celles menant les ennemis du Reich à destination des camps d’extermination.
La Libération imposa des mesures d’urgences sur le plan électrique : dans un premier temps, réparer le plus rapidement possible les lignes détruites ou endommagées pour rétablir l’interconnexion afin de réalimenter les grandes zones urbaines comme la région parisienne et surtout de reconstituer les stocks de charbon des centrales thermiques. Le 7 novembre 1944, la centrale dépassa le cap de 8 millions de kWh, soient 80% de sa capacité de production en temps de paix grâce à une hydraulicité particulièrement favorable, à une reprise progressive des arrivages de charbon et à la remise en état de nouvelles lignes 220 kV. Les responsables de la SEP espéraient que l’alimentation en énergie électrique de la région parisienne redevint normale au début de 1945, avec un stock de 14 572 tonnes à Saint-Denis (PV du CA de la SEP, séance du 10 novembre 1944, EDF archives, boîte 757071). L’année 1945 permit à l’ensemble des centrales thermiques de reconstituer leur stock bien que la problématique des combustibles demeura angoissante en matière de qualité.
Les restrictions dans la consommation électrique
L'équipe des tourneurs de Saint Denis II photographiée par.......... les Allemands : sourire de rigueur ! (1942)
Les entreprises d’électricité qui étaient contraintes d’effectuer d’importants efforts pour fournir les secteurs prioritaires dans des circonstances sans cesse plus difficiles ne purent répondre à toutes les demandes et furent rapidement obligées d’avoir recours à des restrictions, des coupures (plus ou moins volontaires) et à une surveillance vigilante de ceux qui voulaient ne pas être privés de leur contingent d’électricité. En effet, les circonstances du moment et la raréfaction du combustible et des matériaux de toute nature ont amené les pouvoirs publics à décider des restrictions dans la consommation de l’énergie électrique. Toutes ces mesures visant à répartir la charge d’électricité obligent la SEP à réduire ses ventes auprès de certains de ses clients, ce qui occasionnent des coupures d’électricité dans la vie quotidienne. En effet, lorsque l’ex-société Nord-Lumière est en dessous de sa consommation habituelle, c’est toute une partie du secteur de la banlieue nord qui s’en trouve pénalisée. Paradoxalement, à côté de ces baisses, les sociétés de chemin de fer et le Métropolitain n’ont pas été sanctionnés ; au contraire, la SEP a fourni de l’électricité de façon continue. Sur ce point, elle privilégiait ses clients historiques, passant outre les décisions allemandes quant aux entreprises à approvisionner prioritairement. Les ventes de la SEP furent toujours en progression, enregistrant une augmentation de 2,04% entre novembre 1941 et novembre 1942 et de 7,7% entre novembre 1942 et novembre 1943. La chute se produit en 1944. A la suite des bombardements, des sabotages et des attaques aériennes des Alliés, le voile se découvre sur ce que l’on appela par la suite « l’anarchie électrique ». Tout au long du conflit, la centrale de Saint-Denis assura dans la mesure du possible son contrat auprès de ses clients, même si les restrictions freinèrent la consommation déjà en berne. Mais les plus touchés ont été les ménages qui subirent des avaries par le truchement de coupures intempestives.
Ces mesures à caractère préventif se révélèrent rapidement insuffisantes et les entreprises d’électricité durent appliquer des coupures sélectives et des baisses de tension autoritaires. Ainsi que nous l’avons déjà dit, les premières victimes de cette politique furent les particuliers, car en plus d’avoir supprimé la vente des appareils électriques destinés à passer l’hiver dans de bonnes conditions, on leur coupe l’électricité de façon volontaire ou non, ce qui aboutit à les faire vivre pratiquement dans le noir tous les soirs. Conséquence de la pénurie, les restrictions furent tournées au moyen de fraudes (raccordements clandestins, comptages truqués…) devenues un véritable sport national. Toutes les sociétés de distribution furent confrontées à ce problème. En banlieue, les fraudes prirent une telle ampleur qu’elles compensèrent pratiquement les limitations. Les dépassements de courant alloué par les sociétés distributrices résultent d’une extrême pénurie et de conditions de vie qui tout au long du conflit deviennent impossible à supporter, notamment lorsque le froid fait son apparition.
Les répercussions financières
Source :
Rapport des experts de la commission d’indemnisation, bilans des AG de la SEP de 1940 à 1946, livrets dactylographiés (EDF archives, boîte 757215).
N.B :
Les vides correspondent à des années manquantes.
En regardant de plus près ces résultats, nous pouvons émettre un premier constat au sujet des bénéfices nets. Le montant de 277 260 081 francs affiché lors du dernier bilan de l’exercice de 1946 a prêté à révision. En effet, le rapport des experts annonçait des surestimations quant au bénéfice annoncé. Selon eux, « certaines sommes ont été comprises à tort dans les profits du dernier exercice (…) la Commission émet l’avis que, toutes compensations opérées, le bénéfice distribuable soit fixé provisoirement à 184 465 898 francs ». Nous pouvons émettre une hypothèse quant à l’augmentation du bénéfice.
Il convient de supposer que sur 11 mois d’exercice du 1er juillet 1945 au 31 mai 1946, les besoins en électricité ont été substantiels car au lendemain de la Libération, l’industrie française est exsangue, désorganisée sinon détruite, sans compter la pénurie extrême des matières premières et des moyens de transport. Toutefois, les réseaux sont rapidement remis en état et l’approvisionnement en combustible peut reprendre dès le rétablissement des communications ferroviaires avec le Nord. Nous assistons donc à une forte augmentation de la productivité de la part de la centrale de Saint-Denis qui doit répondre à une demande croissante émanant des industriels et de la population. Le retour de la « lumière » dans les entreprises et les foyers a contribué à une hausse des ventes. Dans l’ensemble, après un début d’exercice médiocre, les ventes étaient en nette amélioration et atteignaient 110% du temps de paix. La centrale de Saint-Denis a réussi à dégager d’importants profits, au point que l’on peut affirmer que la SEP avait acquis une certaine autonomie financière vis-à-vis du groupe Empain. Une autonomie somme toute relative car, à mesure que le montant des immobilisations augmentait, le recours à un financement extérieur s’imposait notamment auprès de la maison mère mais aussi des institutions financières, permettant de payer les frais de modernisation des installations.
Les circonstances de la guerre, puis de l’Occupation, n’ont pas altéré la bonne marche financière de la SEP, car ses résultats sont en nette progression avec cependant des baisses enregistrées pour les années 1941-1942 et 1943-1944. Celles-ci peuvent être expliquées d’une part par les évènements politiques qui ont fortement perturbé la production, la distribution et le transport d’électricité. L’arrivée des Allemands a troublé le fonctionnement de la centrale de Saint-Denis car une partie des installations avait été mise hors service, notamment la partie basse pression afin de réaliser des économies de combustible. Quant à l’année 1943-1944, elle peut être qualifiée de « dérèglement électrique » puisque coup sur coup la centrale rencontra des problèmes d’approvisionnement en charbon dû à un dysfonctionnement du transport ferroviaire en provenance des mines du Nord. L’activité de la centrale s’est maintenue de façon continue en dépit d’incidents techniques tels que le claquage d’un câble assurant la fourniture d’électricité au Métropolitain, ou des rupture de porcelaines, puis un incendie qui a démoli un transformateur à la suite d’un court-circuit à Saint-Denis II demandant trois mois de réparation (PV du CA de la SEP, séance du 27 mars 1945, EDF archives, boîte 757071).
Pour faire face aux importants investissements engendrés par le programme d’extension de la centrale haute pression et par celui du poste 60 kV entrant dans le cadre du programme de 1938, la SEP fit appel à des augmentations de capital. Ainsi, lors de l’AG extraordinaire du 15 octobre 1941, le capital de la société fut porté à 305 000 000 francs avec une nouvelle émission d’actions, suivi d’une émission d’obligations en 1945 pour permettre de réaliser les réparations dues aux faits de guerre et d’entamer la construction d’une cinquième tranche. L’ouverture de capital correspondait à la nécessité d’assurer d’une part les dépenses de la quatrième tranche, envisagées en 1938 à 160 000 000 francs (PV du CA de la SEP, séance du 25 novembre 1938, EDF archives, boîte 757071) et d’autre part de supporter les charges engendrées par le prolongement de l’interconnexion (la ligne Chevilly-Villevaudé-Saint Denis). D’autant plus que chaque construction réalisée à la centrale de Saint-Denis venait de fonds privés, notamment de la maison mère et plus discrètement des banques comme le Crédit lyonnais, la Société générale ou encore la Banque de Paris et des Pays-Bas (leur participation plus modeste dans le capital se vérifiait car aucune d’entre elle ne siégeait aux assemblées générales).
Le rôle des banques a été somme tout important mais il n’empêche que la SEP ne leur accorda que peu de place dans ses assemblées, cherchant avant tout son autonomie financière par rapport à l’emprise qu’elles pouvaient faire valoir. Cette volonté d’indépendance a été quelque peu freinée par la guerre puis par l’occupation car la pénurie, de toute nature, a donné lieu à une fuite des capitaux à l’étranger et à une faiblesse de l’autofinancement pour la société électrique.
Les disponibilités d’investissements provenant de l’usine de Saint-Denis variaient selon la conjoncture, très favorable en 1940-1941 et 1943-1944, 1945-1946. En outre, s’ajoutait le fait qu’à chaque profit dégagé, celui-ci était immédiatement réinvesti dans les constructions en cours, nécessitant de gros capitaux. La place stratégique que revêtait la SEP à l’intérieur du groupe Empain lui a permis d’obtenir une aide financière à des moments critiques au cours de l’Occupation, quand ce n’était pas elle qui venait lui prêter main forte. Dès les années 1930, la SEP devint rapidement un pourvoyeur de fonds pour les autres sociétés du groupe Empain.
Conclusion
Dans l'ensemble, le fonctionnement de la centrale fut maintenu dans d’assez bonnes conditions, notamment de 1941 à 1943, malgré un manque croissant de combustible qui fit défaut de façon sporadique à la clientèle industrielle et flagrante à la consommation des ménages. La multiplication des décrets et arrêtés avait pour unique dessein de rationaliser les contingents électriques pour permettre aux entreprises d’être approvisionnées en énergie. Les autorités allemandes n’eurent qu’un rôle d’observateur au sein de l’usine de Saint-Denis et avaient pour mission de protéger le site en cas d’attaques aériennes ou de tentatives de sabotages. Cette centrale thermique aux capacités techniques des plus performantes contribua aux fournitures industrielles de façon presque continue sans réelle interruption dans sa production. A tel point qu’elle continua d’entreprendre son programme de modernisation durant cette période des plus troubles. La SEP se projetait ainsi dans l’avenir. Contrairement à bien des tranches industrielles comme la métallurgie, l’électricité n’a pas été ponctionnée au niveau de sa main-d’œuvre, elle a même été épargnée à bien des égards. Ce qui peut s’expliquer par le caractère hautement qualifié de son personnel, qui ne saurait être remplacé du jour au lendemain sans une baisse conjoncturelle de rendement. En effet, comment assurer un approvisionnement suffisant en énergie à l’ensemble des industries dont l’électricité est vitale si de l’autre côté on prélève des agents indispensables à son bon fonctionnement ? La tutelle de l’occupant, qui en demandait toujours plus avec un effectif réduit, a donc été particulièrement forte sur la centrale de Saint-Denis. Mais le fait marquant au cours de ces temps difficiles aura été l’action sociale menée par la SEP pour soutenir son personnel, ce qui d’une certaine manière a accru les liens entre les agents et la direction, conduisant à un dialogue entre salariés et hiérarques tout en modifiant durablement les relations sociales au sein de l’établissement. L’action de la SEP aura cependant un coût et revers de médaille, avec le bilan à faire au lendemain de la Libération et au moment de la nationalisation.