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De l’occupation à la libération, la seconde guerre mondiale vue par le prisme de la centrale thermique de Saint-Denis - 1ère partie

Etudier la centrale thermique de Saint-Denis, située dans une commune de la banlieue nord de Paris connue pour être un vivier ouvrier, répond à une démarche micro-économique, en vue d’appréhender les adaptations d’une unité productrice d’énergie dont dépend la région parisienne, et à une démarche macro-économique qui prend en compte le réseau national. Il s’agit de déterminer le poids de l’occupant dans la gestion de l’entreprise, puis la manière dont la direction de l’entreprise s’est adaptée au changement économique et politique. Il faut analyser le rôle particulier que revêt le produit spécifique qu’est l’électricité. Contrairement à l’armement, à la métallurgie ou à l’aéronautique, c’est un produit qui sert à l’ensemble de l’industrie française et par conséquent à l’occupant. Il entre dans une catégorie bien particulière, car il n’est pas soumis à un contrôle direct de la part des Allemands. Nous pourrions apparenter l’électricité à une source vitale car sans elle, l’industrie de fonctionnerait pas, de même que les services publics, ainsi que les transports ou les télécommunications. L’examen de ce milieu singulier et très fermé, car détenu par quelques grands groupes comme Mercier, Durand ou Empain, nous éclaire, d’une part, sur les conditions dans lesquelles les entreprises ont traversé ce conflit et, d’autre part, sur l’état de leurs capacités de production après la défaite de l’armée française.

 

                                             ​​​​​​​Plan des deux usines de Saint-Denis I et II 

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de présenter la Société d’électricité de Paris (SEP). Elle fut fondée le 27 juin 1903, sous la forme anonyme avec un capital de cinq millions de francs (deux milliards de nos euros actuels), à l’instigation du groupe belge Empain, l’un des deux plus grands producteurs d’électricité avec Mercier, afin d’exploiter, en région parisienne les centrales de Saint-Denis I et II. Avant même que cette société ne fut constituée, le groupe Empain avait rassemblé une clientèle de tout premier ordre. Implanté dans la région parisienne depuis 1896, ce groupe avait d’abord pris des participations dans les sociétés des tramways puis s’allia à la maison Bénard & Jarislowski pour prendre un intérêt déterminant dans le métro de Paris et exercer son influence sur la Continentale Edison (devenue Général Electric dès 1891). Le cumul de participations et de lobbying fut décisif car c’est parmi elles que la SEP recruta ses premiers clients. Le dessein immédiat de la SEP était d’alimenter le réseau des Tramways électriques Nord-Parisiens et surtout de pourvoir aux besoins d’énergie de la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris pour l’exploitation de toutes ses nouvelles lignes. Afin de satisfaire ce contrat, la société a créé en 1924 une filiale de production, l’Électricité de la Seine, dont la centrale d’Ivry, mise en service en 1927, concours avec celle de Saint-Denis, à l’alimentation des lignes du Métropolitain pour suppléer la fermeture de l’ancienne usine du quai de la Rappée. L’édification de cette seconde usine entreprise par la SEP au sud de Paris ne se fit pas seule, l’appui des multiples ramifications du groupe Empain entra en jeu (participation de la Société d’électricité et du gaz du Nord de la Société parisienne pour l’industrie des chemins de fer et tramways électriques et enfin de la Compagnie électrorail), c’est dire au vu de ses nombreuses entreprises l’activité tentaculaire du holding Empain.

 

           Au 1er janvier 1906, la centrale de Saint-Denis est prête à produire ses premiers kilowatts

 

L’importance hautement stratégique que revêt la SEP au sein du groupe résulte du choix d’implantation d’une centrale thermique dans une ville où l’activité industrielle a marqué le paysage. En effet, à la veille de la bataille de France, Saint-Denis compte 78 000 habitants, c’est la commune rassemblant le plus grand nombre d’ouvriers : ses 533 établissements emploient 27 500 salariés soit un tiers de la population de la ville. Les industries lourdes, polluantes, consommatrices d’espace, dominent son activité. Les moyens de transport favorisent le site, une plaine traversée par divers axes de communication et donc bien reliée aux régions charbonnières du Nord (la Seine permet l’approvisionnement en eau, l’arrivée des matières premières mais aussi le débouché vers la mer ; la grande route du Nord favorise les échanges de produits mais également de main-d’œuvre ; la canal de Saint-Denis liant le canal Saint-Martin à la Seine, les voies ferrées et surtout la gare de marchandise de la Plaine née en 1876 complètent ce réseau). L’accumulation de ces facteurs ont grandement contribué à faire de la dernière demeure des reines et rois de France une zone d’implantation idéale pour la SEP. Afin de répondre sans délai à une croissance exponentielle de la consommation domestique et industrielle, il fut décidé d’acquérir un terrain d’environ 6 hectares pour contenir les deux centrales de Saint-Denis I et nouvellement Saint-Denis II, de 150 000 kW, prévue pour 400 000.

 

                   ​​​​​​​Les premiers groupes turbo-alternateurs installés dans la salle des machines (années 1930)

 

En s’implantant en ce lieu, la SEP cherchait tout d’abord à ceinturer la capitale tout comme ses concurrents, mais aussi à se rapprocher d’eux par le développement d’un service interconnecté régional, puis national qui avait l’avantage d’assurer une plus grande sécurité quant aux échanges électriques parisiens. En effet, dès 1935, le réseau d’interconnexion 60 kV et 220 kV permettait d’atteindre et de transporter l’énergie hydraulique provenant entre autre du cœur de la France, autrement dit du Massif Central. Se dessine alors la toile de l’interconnexion sur toute la région parisienne dans le but de desservir tous les lieux de consommation, allant chercher l’énergie jusqu’au fil de l’eau. La conception d’un réseau régional, puis national interconnecté permit de réduire la dépendance charbonnière en assurant la jonction de la France thermique du Nord à la France hydro-électrique du Sud. Tous ces investissements engagés par la SEP dans un réseau répondait aux vœux de notre État jacobin sur le long terme : utiliser les ressources hydrauliques présentes sur le territoire et restreindre l’assujettissement charbonnier envers les voisins européens.

A l’approche de la guerre, les dirigeants de la SEP ont placé au premier plan de leurs préoccupations la modernisation de leur parc thermique. Cependant, nonobstant la hausse de la production électrique signifiant la bonne marche de la centrale, la SEP accusait une baisse significative de ses profits :

 

Source :

Relevé des bilans financiers des assemblées générales de la SEP (EDF archives, boîte 757069).

 

 Source :

PV des assemblées générales de la SEP, séance du 28 novembre 1939 (EDF archives, boîte 757069).

 

En septembre 1938, les ventes d’énergie ont été les suivantes par rapport à septembre 1937 (qui avait bénéficié de "l’effet" Exposition internationale) :

  • A Nord-Lumière : + 8%,
  • A la Compagnie parisienne de distribution d’électricité (CPDE) : + 5,8%,
  • A la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris (Saint-Denis et Ivry) : + 8,7%,
  •  A la Société des transports en commun de la région parisienne (STCRP) : + 0,4%,
  • Moyenne d’ensemble : + 0,9 % (PV du CA de la SEP, EDF archives, boîte 757071).

 

Cette baisse des profits peut être expliquée par les évènements antérieurs de 1936 et 1937. Les tarifs de l’électricité n’augmentèrent pas cependant que les décisions du Front Populaire (augmentation de salaires, loi de 40 heures, congés payés) se traduisirent en 1936 par un bond en avant des coûts. L’année 1937 vit une nouvelle aggravation : le décret-loi du 8 juillet 1937 instaura une taxe de 8% sur les bénéfices réalisés par les entreprises concessionnaires à la suite des marchés passés par elles avec les collectivités. La SEP continua son programme de modernisation dont la mise en route fut décidée à l’hiver 1938, et qui consistait en l’installation d’un quatrième groupe turbo-alternateur représentant une tranche de puissance d’environ 50 000 kW pour la centrale de Saint-Denis haute pression (PV du CA de la SEP, séance du 25 novembre 1938, EDF archives, boîte 757071). Mais l’imminence du conflit vint rapidement contrarier les plans de modernisation.

 

Intrusion de l’occupant dans l’appareil productif   

 

Dans la crainte d'éventuels sabotages, la direction se montrait plus vigilante que jamais quant à l'accès dans la centrale

 

La défaite de l’armée française en mai 1940 sonnait l’heure où l’administration et la production françaises devaient marcher au pas de l’oie. Pour la centrale, toute son activité devait désormais servir aux autorités allemandes dans le cadre de sa victoire militaire et de ses nouveaux besoins énergétiques en vue d'alimenter le Lebensraum en construction, « l’espace vitale » nazi.

Ce nouvel arrivant demandait à chaque usine électrique un effort accru dans sa production dans le but de poursuivre son effort de guerre, ce qui engendra un bouleversement dans l’organisation industrielle de la centrale. L’occupation entrainant son lot de pénuries, en particulier des problèmes d’approvisionnement en combustibles, et donc un nouveau rapport entre les différentes sources d’énergies, hydraulique et thermique.

A leur arrivée, les Allemands trouvent une économie déjà largement tournée vers l’effort de guerre. Confirmant leur zélé tropisme pour l’administration et la bureaucratie, ils se chargent d’organiser le système de production de façon à en être les uniques bénéficiaires : l’industrie française tourne désormais pour les besoins de l’Allemagne. Ces derniers exigèrent dès le début de l’Occupation de ne faire fonctionner dans les centrales que les machines nécessitant le moins de vapeur et par voie de conséquence la plus faible consommation en charbon. C’est pourquoi le 12 juin 1940, l’usine de Saint-Denis haute pression a été arrêtée sur ordre de l’autorité militaire et les machines ont été mises hors d’état de fonctionner par démontage des régulateurs des turbines tandis que l’usine de Saint-Denis basse pression a fonctionné du 10 au 26 juin et a fourni durant ce temps près de 3 200 000 kWh. Afin d’éviter tous sabotages ou arrêts intempestifs de la production et de la distribution d’électricité, depuis le 5 mai, un détachement de quinze soldats allemands sous la conduite d’un lieutenant appartenant à une unité du type « électriciens de campagne » vint chaque jour à la centrale HP (Saint-Denis II) de 8h à 14h. Nous savons par ailleurs qu’ils doublaient les agents de conduite aux principaux postes : chaufferie, salles des machines, pompes… Un détachement analogue occupait de la même façon la centrale Arrighi et les deux escouades devaient permuter ultérieurement (PV du CA de la SEP, séance du 16 mai 1941, EDF archives, boîte 757071). Par conséquent, la centrale thermique était considérée comme prioritaire et cela lui assurait sa desserte en charbon. Nous pouvons en déduire qu’elle fut nommée « entreprise d’approvisionnement » (la gestion directe par l’occupant des usines électriques stratégiques fut aussi plus étroite à compter du printemps 1941).

La surveillance de l’occupant se faisait par son implantation direct sur le site. Comme nous l’avons vu précédemment, les soldats allemands effectuaient des rondes auprès des salles des machines et des transformateurs pour assurer une alimentation maximale d’électricité à la ville de Paris, zone stratégique du haut commandement allemand. La protection de la centrale relève alors d’une décision tactique, l’électricité fournie en masse permet d’alimenter les industries et particulièrement celles liées à l’armement, essentielles en période de guerre. Au mois d’août 1941, les autorités allemandes se réservaient la disposition d’un local se situant à côté du poste de gardiennage et faisait office de salle de repos pour les gardiens. Il était placé à l’entrée de la centrale, rue Ampère. Après avoir été transformé en poste de garde et meublé en conséquence, il logea la troupe de manière intermittente. Eu égard à l’importance du site (6 hectares), ils occupèrent également le pavillon des ingénieurs se trouvant au carrefour Pleyel, qui fut réquisitionné le 1er novembre 1943. Un certificat de la ville de Paris apporte des précisions : il les présente comme des aérostiers. Dans le PV du CA de la SEP datée du 4 novembre 1943 (EDF archives, boîte 757071) est indiqué que la direction devança les desiderata de l’occupant en mettant à la disposition des troupes allemandes de l’éclairage électrique et de l’eau courante à l’exclusion de toute installation de gaz, ainsi qu’un terrain de 3 000 m² situé au 92, boulevard d’Ornano pour y disposer d’un baraquement de surveillance. Malgré toutes les précautions et mesures prises en matière de sécurité, les actions contre les centrales (résistances passives et/ou actives), les transformateurs et les lignes électriques, ont redoublé en particulier dès 1944. L’interconnexion avec le Massif Central était constamment interrompue, à cela s’ajoutait la destruction partielle des postes de Chevilly et de Chaingy (Loiret), donnant lieu à des détournements d’alimentation d’énergie en direction de l’Ouest au profit de la région parisienne. Sans oublier qu’au mois d’août 1944, l’ensemble du super réseau à 220 000 et 150 000 V avait été paralysé par des destructions qu’il est impossible de chiffrer en termes de capacité de transport.

Cette intrusion inopportune de départ ne perturbait en rien le fonctionnement quotidien de la centrale puisque les soldats allemands choisis avaient été recrutés parmi les hommes âgés, les « territoriaux ». D’après le témoignage d’Yves Abel (ancien comptable de la centrale), « ils se montraient très discrets. En cas d’alerte, ils couraient les premiers aux abris ».

Les seuls dysfonctionnements que nous pouvons signaler sont de deux ordres. Le premier est l’embrigadement dans les équipes de sécurité d’une partie du personnel, qui s’exposait à un danger de mort. Le second écart correspond aux périodes d’alerte où le personnel n’était plus à son poste de travail car parti se réfugier dans les abris, ce qui aboutissait à de nombreuses coupures électriques. Le seul manque à gagner pour la SEP aurait pu être les réquisitions d’ordre immobilier : alors qu’à l’arrivée des soldats allemands, de nombreuses entreprises dyonisiennes, comme celles travaillant pour la défense nationale, subirent des saisies et pillages, ce ne fut pas son cas. Nous sommes de fait tentés de nous demander si d’une certaine manière, la centrale ne fut pas épargnée, justement dans un but pratique et fonctionnel, car forte de sa puissance électrique, elle devait soutenir l’effort de guerre allemand en approvisionnant les industries choisies pour des raisons stratégiques.

 

Les problèmes d'approvisionnement en combustibles 1940-1944

 

 Source :

PV mensuels de CA de la SEP (EDF archives boîte 757071).

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